Rilkophone








Le vingt et unième siècle à tué mon téléphone, qui datait de 1929. Non pas qu’il était trop vieux, mais il fut simplement achevé par l’arrivée de l’ADSL. Cet instrument génial destiné à traverser plusieurs siècles sans soucis fut ainsi condamné à la poubelle par une simple norme. Il fallait réagir, et vite!

D’où acte.

Il a recommencé à sonner maintenant, (le vrai driiing driing de l’époque) mais de manière imprévisible une fois par semaine… Si quelqu’un le décroche, le téléphone lui lira alors un texte de Rilke, principalement de la période Rodin (nouveaux poèmes, 1905 / 1908), de manière complètement aléatoire. Personne ne peut choisir ni le poème, ni le moment.

Un gros merci à tous celles et ceux qui ont accepté de prêter leur voix pour ce projet: Marie-Pierre, Hanh-Dung, les deux Mathilde, Sonia, Tania, Emma, Mélanie, Sarto, Jérôme, Miguel, Cyrille, Pierrot, Christophe, Christian, Daniel, Olivier, Basile, et aussi ceux que j’ai sûrement oublié…

L’étranger

Comme un qui voyagea sur des mers inconnues,
j’erre parmi les sédentaires éternels;
la plénitude de leurs jours couvre leur table,
mais pour moi les lointains sont pleinement figure.

En mon visage un univers pénètre,
peut-être inhabité comme l’est une étoile;
mais eux ne laissent seul nul de leurs sentiments,
et tous leurs mots sont habités.

Les choses rapportées de mes lointains voyages
semblent étranges à côté de leurs choses :
dans leur grande patrie elles étaient des bêtes,
la honte, ici, coupe leur souffle.



Jour d’automne

Seigneur, voici le temps : L’été fut grand.
Pose ton ombre sur les cadrans
et sur les plaines lâche les vents.

Ordonne aux derniers fruits l’ultime plénitude; 
accorde-leur encore deux journées plus radieuses;
presse-les de mûrir, fais jaillir
la suprême douceur dans la lourdeur du vin.

Qui n’a pas de maison ne s’en bâtira plus.
Qui maintenant est seul le restera longtemps
à lire et à veiller, à longuement écrire
et à errer, inquiet,
de par les allées quand tombent les feuilles.



Plainte de jeune fille

Enfant, ce goût que nous avions
pour la solitude était doux;
pour d’autres le temps se passait en querelles
et on avait son clan,
ses proches, ses lointains
un chemin, une bête, une image.

Et je croyais encore que jamais
la vie ne suspendrait ses dons qu’en soi on recueillait.
Ne suis-je pas en moi-même la plus grande ?
Ne pourrais-je donc plus comme jadis, enfant,
me consoler et me comprendre ?

Soudain je me sens comme répudiée
et cette solitude se fait énorme
quand debout sur les collines de mes seins,
mes sens réclament des ailes ou une fin.


Chant d’amour

Comment tenir mon âme
afin qu’elle ne frôle la tienne ?
Comment la porter par-dessus toi
vers d’autres choses ?

J’aimerais la cacher
près d’un objet perdu dans le noir,
en un lieu étrange et calme,
qui ne résonne pas quand
tes profondeurs tressaillent.

Et cependant tout ce qui nous touche
nous fond l’un dans l’autre comme l’archet
qui de deux cordes tire un son unique :
sur quel instrument sommes-nous couchés
et quelle est la main qui nous tient ?
O douce chanson.




Le prisonnier

Ma main ne sait plus qu’un seul geste,
celui de chasser en vain
sur les vieilles pierres
l’humidité qui goutte des rochers.

Je n’entends que cette eau qui martèle
et mon coeur s’accorde
aux gouttes qui tombent
et se perd avec elles.

Tomberaient-elles plus vite,
que la bête reviendrait quand même.
Quelque part il faisait plus clair.
Mais qu’en savons-nous.

Imagine que ce qui et ciel et vent à présent,
de l’air pour ta bouche, de la clarté pour ton oeil,
devînt pierre t’enserrant dans l’espace réduit
où se tiennent ton coeur et tes mains.

Que ce qui maintenant s’appelle demain pour toi,
puis : plus tard, l’année prochaine et ainsi de suite
ne fût plus que plaie purulente en toi,
qui suppure et ne guérit plus.

Et ce qui fut serait faux
et se tiendrait partout en toi,
remplissant d’une écume de rires
la bouche aimée qui n’a jamais ri.
Et ce qui fut Dieu, ne serait plus que ton gardien
et boucherait méchamment, d’un oeil sale,
le dernier trou. Et tu vivrais tout de même.



La panthère


Son regard, à force d’user les barreaux
s’est tant épuisé qu’il ne retient plus rien.
Il lui semble que le monde est fait
de milliers de barreaux et au-delà rien.

La démarche feutrée aux pas souples et forts,
elle tourne en rond dans un cercle étroit,
c’est comme une danse de forces autour d’un centre
où se tient engourdie une volonté puissante.

Parfois se lève le rideau des pupilles
sans bruit. Une image y pénètre,
parcourt le silence tendu des membres 
et arrivant au coeur, s’évanouit.




Saint Sébastien

Il se tient debout comme un gisant;
retenu par une volonté très grande.
Lointain comme les mères quand elles consolent
et fermé sur lui-même telle une guirlande.

Et les flèches arrivent : d’instant en instant
comme si elles jaillissaient de ses flancs
avec ce frémissement d’acier au bout de leurs tiges.

Cependant, sur ses lèvres le sombre sourire est intact.
Une fois seulement sa tristesse grandit
et ses yeux deviennent douloureusement nus,
ils désavouent quelque chose de peu d’importance
et rejettent, méprisants,
ceux qui détruisent une belle chose.




Le poète

Heure, tu t’éloignes de moi
ton battement d’ailes me déchire.
Seul : que faire de ma voix
de ma nuit ? de mon jour ?
Je n’ai ni bien-aimée, ni maison,
point de lieu où je demeure
point d’endroit où je puisse vivre.
Toutes les choses auxquelles je me donne
s’enrichissent et m’abandonnent.




La convalescente

Comme un chant qui va et vient dans les ruelles,
s’approche et de nouveau s’éloigne
battant des ailes, parfois presque sous la main
puis de nouveau dispersé au loin :

ainsi joue la vie avec la convalescente;
pendant qu’affaiblie et reposée,
maladroitement elle tente
un geste inaccoutumé.

Et elle le ressent presque comme une séduction
quand sa main raidie qui porta d’absurdes fièvres
vient de loin avec la douceur des fleurs qui s’ouvrent
caresser le dur menton.




Celle qui devient aveugle

Elle était assise comme les autres pour le thé.
Il m’apparut d’abord qu’elle tenait sa tasse
un peu différemment des autres.
Puis elle sourit. Cela fit presque mal.

Lorsque enfin on se leva et bavardant
on traversait des chambres nombreuses
lentement au hasard (on parlait et riait),
tout à coup je la vis. Elle suivait les autres,

timide, comme quelqu’un qui dans un, instant
devra chanter devant un vaste public;
sur ses yeux clairs qui se réjouissaient
la lumière se posait du dehors comme sur un étang.

Elle suivait doucement, il lui fallait longtemps,
comme si quelque chose devait être encore surmonté;
et pourtant, au bout d’un moment c’était comme
si elle n’allait plus marcher mais voler.



Avant la pluie d’été

Soudain de tout le vert dans le parc
on ne sait quoi, une chose, est enlevée
qu’on sent approcher des fenêtres
et se taire. Forte, insistante

retentit au bois la voix du pluvier
on pense à quelque Jérôme :
tant il émane de solitude et d’ardeur
de cette seule voix, que l’averse

l’exaucera. Les murs de la salle
se reculent avec leurs peintures
comme pour ne pas entendre ce que nous disons.
Les tapisseries aux tons passés renvoient
la lumière indécise de cet après-midi
où nous étions enfants, et avions peur.




Le carrousel

Munis d’un toit et de son ombre
la troupe de chevaux bariolés
se met à tourner pour un moment;
tous sont de ce pays
qui longtemps hésite avant de sombrer.
Si certains d’entre eux trottent en attelage
tous ont pourtant le même air décidé;
un lion court près d’eux rouge et méchant
et de temps en temps un éléphant blanc.

Il y a même un cerf comme dans les bois,
sauf qu’il a une selle et sur cette selle
une petite fille bleue tenue par des courroies.

Un garçon tout blanc chevauche le lion
et s’y tient ferme d’une blanche main chaude
tandis que le fauve montre sa langue et ses crocs.

Et de temps en temps un éléphant blanc.

Et sur les chevaux passent,
des petites filles claires aussi
déjà trop âgées pour ces cabrioles
et en plein vol elles lèvent leur regard
pour le poser ailleurs, quelque part.

Et de temps en temps un éléphant blanc.

Et tout continue, se hâte vers la fin
et tourne et vire sans cesse et sans but.
Un rouge, un vert, un gris qui passent en hâte
un petit profil à peine ébauché.
Parfois un sourire aux anges
se tourne, éblouit et disparaît
dans ce jeu aveugle et hors d’haleine…



La danseuse espagnole

Ainsi qu’une allumette qui avant de flamber
darde autour d’elle des langues blanches de lumière;
ainsi commence,_ enserrée dans le cercle
des spectateurs, _ nerveuse et ronde, brûlante et claire
à s’étendre saccadée sa danse.

Et tout à coup elle est flamme tout à fait.

D’un regard elle allume ses cheveux
et d’un geste révélant un art téméraire
elle lance sa robe toute dans l’incendie
d’où les bras tels des serpents effrayés
s’élancent vifs et claquants.

Puis, comme si le feu lui semblait trop étroit,
elle le ramasse tout entier et le jette,
fière, avec des gestes hautains
et regarde : il est là furieux par terre,
flambant toujours et ne se rendant point.

Cependant victorieuse et sûre d’elle-même
elle lève son visage, d’un doux sourire saluant
et le piétine de ses petits pieds fermes.



Une sibylle

II y a bien longtemps on la disait vieille.
Mais elle a duré, faisant chaque jour
le même chemin : on changea les normes
et l’on compta son âge comme un bois,

par siècles. Or elle, chaque soir,
était au même endroit, noire
comme une vieille citadelle,
haute, creuse et calcinée;

cernée par les cris et les vols
des mots qu’elle avait laisse croître
contre sa volonté,
tandis que ceux qui étaient revenus,
nichés dans l’ombre de ses sourcils,
étaient prêts pour la nuit.




L’alchimiste

Un étrange sourire mourant sur ses lèvres,
il poussa l’alambic aux vapeurs apaisées.
Il savait maintenant ce qui manquait encore
pour qu’y naisse l’objet sublime.

Il lui fallait du temps, du temps — des millénaires
pour lui et la cornue qui bouillonnait;
dans le cerveau des astres
et dans la conscience à tout le moins la mer.

La chose inouïe qu’il avait désirée,
il la lâcha cette nuit-là. Elle revint
à Dieu et à son antique mesure;

mais lui, balbutiant comme un ivrogne,
penché sur la case secrète, il convoitait
la parcelle d’or qui lui revenait.




L’or

Imagine qu’il ne soit pas : il eût dû
naître enfin dans les montagnes
et se déposer dans les fleuves
de par leur vouloir, de par le levain
de leur volonté; de par l’obsession
qu’il est un minerai plus noble que les autres.
Ils n’eurent de cesse qu’ils n’eussent
arraché de leur coeur et lancé Méroé
jusqu’à la limite des terres, dans l’azur
par-dessus tout ce qu’ils avaient appris;
et plus tard parfois les fils
rapportèrent, endurcie, profanée,
la promesse des pères;

il crût un temps, et puis quitta
ceux-là qu’il avait affaiblis,
que jamais il ne put aimer.
Ce n’est (dit-on) que dans les nuits ultimes
qu’il se dressera pour les regarder.




Les fous dans le jardin

La chartreuse désaffectée enclôt encor
la cour, comme si guérissait quelque chose.
Et ceux qui maintenant l’habitent ont un répit
et ne prennent pas part au monde extérieur.

Ce qui pourrait venir est déjà accompli.
Ils suivent lors les chemins familiers,
se séparent et se rencontrent
comme en cercle, consentants, primitifs.

Certains choient certes les parterres printaniers,
humbles, chétifs, agenouillés;
mais quand personne ne les voit
ils ont un geste furtif et gauche,

caresse qui s’essaie, timide,
pour la première herbe tendre;
car elle est amicale, et le rouge des roses
sera peut-être démesure

et menace, et surpassera peut-être
la seule connaissance accessible à leur âme.
Mais on peut encore taire
combien l’herbe est bonne et légère.




Les fous

Et ils se taisent, car l’on ôta
les cloisons de leur esprit,
et l’heure où on les comprendrait
s’ébauche et disparaît.

La nuit, souvent, ils vont à la fenêtre
et soudain tout est bien.
Leurs mains reposent dans le concret,
le coeur s’élève, pourrait prier
et les yeux pacifiés se posent

sur le jardin inespéré, souvent
dénaturé, dans le quartier qui dort,
et qui, dans le reflet des mondes inconnus,
continue à grandir et jamais ne se perd.




La toilette du mort

Elles s’étaient accoutumées à lui. Mais quand
on apporta la lampe de cuisine, flamme inquiète
dans l’obscur courant d’air, l’Inconnu
fut absolument inconnu. Elles lavèrent son cou
et, ne sachant rien de sa destinée,
lui en inventèrent une,
lavant toujours. L’une toussa,
laissant, durant ce temps, sur le visage
la lourde éponge imbibée de vinaigre.
L’autre aussi s’arrêta. La dure brosse,
sonore s’égouttait; cependant son horrible
main crispée voulait prouver à toute
la maisonnée qu’il n’avait plus soif.
Et il prouva. Comme confuses, après une toux brève,
elles reprirent en hâte leur labeur :
sur les dessins muets de la tenture
leurs ombres voûtées se lovaient
et se balançaient comme dans un filet,
jusqu’à ce qu’elles achevassent.
La nuit, dans la fenêtre sans rideaux,
était brutale. Et un anonyme
gisait, propre et nu, édictant des lois.




L’aveugle

Vois : il va, interrompant la ville
qui n’existe pas en son lieu obscur;
ainsi, sur une tasse, une fissure
obscure. Et comme sur une feuille

se dessine sur lui le reflet des choses;
il n’entre pas en lui. Seul son toucher
frémit, comme s’il accueillait
le monde par petites vagues :

un silence, une résistance —,
puis semble, en attente, choisir quelqu’un :
résigné il élève une main,
presque solennel, comme pour un mariage.




Le charmeur de serpents

Quand sur la place du marché, dodelinant,
le charmeur souffle dans sa flûte
qui excite et endort, il se peut qu’il attire
un badaud qui, sortant des échoppes bruyantes,

pénètre dans le cercle de la flûte
qui veut et veut et veut et qui obtient
que l’animal en son panier se fige
et, flatteuse, fléchit le reptile figé

et, dans l’aveuglement croissant de son vertige,
fait alterner la peur, la tension, la détente —;
puis, un regard suffit : l’Hindou
a fait couler en toi un Inconnu

dans lequel tu te meurs. Il te semble qu’un ciel
brûlant sur toi s’abat. Ton visage
se fêle. Des aromates se déposent
sur ta mémoire boréale

qui ne te sert de rien. Nul charme ne te garde;
effervescence du soleil, chute de fièvres qui t’atteignent;
la joie maligne fige les sveltes tiges,
et dans les serpents le venin étincelle.




Le chat noir

Un fantôme est encor comme un lieu
où ton regard se heurte contre un son;
mais contre ce pelage noir
ton regard le plus fort est dissous :

ainsi un fou furieux, au paroxysme
de sa rage, trépigne dans le noir
et soudain, dans le capitonnage sourd
de sa cellule, cesse et s’apaise.

Tous les regards qui jamais l’atteignirent,
il semble en lui les recéler
pour en frémir, menaçant, mortifié,
et avec eux dormir.
Mais soudain, dressé vif, éveillé,
il tourne son visage dans le tien :
et tu retrouves à l’improviste
ton regard dans les boules d’ambre
jaune de ses yeux : enclos
comme un insecte fossilisé.




Nuit d’été en ville

En bas le soir se fait plus gris,
et c’est la nuit déjà, ce chiffon tiède
qui pend autour des réverbères.
Mais dans la cour, léger et nu
un mur de refend, soudain plus imprécis,
est soulevé vers les frémissements
d’une nuit de pleine lune,
qui n’a rien d’autre que la lune.

Et puis là-haut un large espace
glisse et s’élargit, intact, épargné,
et les fenêtres de tout un côté
se font blanches et inhabitées.




Portrait

Pour que sa face de renoncante ne laisse
tomber aucune de ses immenses souffrances,
elle porte, lente, à travers les drames
le beau bouquet flétri de ses traits,
noué à la hâte, presque défait déjà;
parfois en tombe, comme une tubéreuse,
un sourire perdu et las.
Et lasse, indifférente, elle l’écarte
de ses belles mains aveugles
qui savent ne plus le retrouver, —
et dit des choses inventées, où le destin
balance, un quelconque destin, un destin fabriqué,
leur donnant le suc de son âme
afin qu’elles éclatent, inouïes,
tel le cri d’une pierre —
et, le menton haut, elle laisse
tous ces mots retomber,
n’en gardant aucun ; car nul n’exprimerait
la réalité déchirante
qui est sa seule possession
et qu’elle doit, comme une coupe sans pied,
élever au-dessus de sa gloire,
au-delà de la marche des soirs.




Étude au piano

Murmures de l’été. L’après-midi endort;
elle aspirait, troublée, la fraîcheur de sa robe
et mettait dans l’étude précise
toute l’impatience d’une réalité

qui pouvait advenir: demain, ce soir
qui peut-être était là, mais qu’on dissimulait;
et devant la fenêtre, haute, possédant tout,
elle sentit soudain le parc choyé.

Elle s’interrompit; regarda au-dehors,
joignit les mains; eut envie d’un long livre —
et repoussa soudain, irritée, le parfum
du jasmin. Trouvant qu’il l’offensait.




L’amante

Voici ma fenêtre. Je viens
de m’éveiller si doucement.
Il me semblait flotter.
Où donc atteint ma vie,
où commence la nuit ?

Il me semble que tout
autour de moi soit Moi;
clair comme l’épaisseur
d’un cristal, muet et noir.

Je pourrais prendre encore
les étoiles en moi;
mon coeur paraît si vaste;
il laisse sans regret

celui-là que j’allais
peut-être aimer, garder…
Étranger, page vierge,
mon destin me regarde.

Pourquoi suis-je placée
dans cette immensité,
embaumant comme un pré,
bercée de tous côtés,

appelant et craignant
qu’on entende l’appel,
destinée à sombrer
dans un Autre.




L’étranger

Insoucieux de l’opinion des autres
qu’il priait de cesser leurs questions,
il repartait; perdait, abandonnait —.
Car il tenait à ces nuits de voyage

bien autrement qu’à toute nuit d’amour.
Il en avait vécu de merveilleuses
qui, tendues de puissantes étoiles,
écartaient les étroits horizons
et se déroulaient comme une bataille;
d’autres qui, avec leurs villages dispersés
dans la lune, tels des butins qu’elles offraient,
se rendaient, ou bien montraient, derrière
des parcs soignés, des châteaux gris qu’il se plaisait
à habiter un moment dans sa tête courbée,
sachant de science plus profonde
que l’on ne reste nulle part;
déjà il retrouvait, au prochain coude de la route,
des chemins, des ponts, des pays
jusqu’à des villes qu’on amplifie.
Et laisser tout cela de côté sans désir
lui était plus que tout plaisir,
que toute possession ou gloire.
Mais parfois, en des lieux étrangers,
il lui semblait que la marche d’une fontaine
que les pas creusent chaque jour
lui appartenait.




Le solitaire

Non : mon coeur deviendra une tour,
je me posterai sur ses bords :
là où il n’est plus rien, encore des souffrances,
encore l’indicible et l’univers encore.

Une chose perdue encore dans l’immense
que frappent l’ombre et la lumière,
un suprême visage encore qui désire
et rejeté dans l’insatiable,

un extrême visage de pierre
docile aux poids qui sont en lui,
que les lointains qui le tuent en silence
forcent à un croissant bonheur.




Le liseur

Qui le connaît, celui qui détourna sa face
du Réel pour la plonger dans un autre réel
que seules les pages vite tournées
interrompent parfois violemment ?

Sa mère même ne serait sûre
que c’est bien lui qui lit ce que son ombre
abreuve. Et nous qui possédions les heures,
savons-nous combien lui en échappèrent

jusqu’à ce qu’il levât péniblement les yeux :
dressant sur ses épaules ce que le livre recelait,
avec des yeux qui, loin de prendre, dans le don
se heurtaient à la plénitude du monde :
ainsi des enfants calmes, ayant joué
tout seuls, découvrent soudain ce qui est;
et cependant ses traits, qui étaient ordonnés,
pour toujours sont restés dérangés.




Paysage

Comme finalement, en un instant formée
d’un amas de maisons, de pentes, de morceaux
de vieux ciels et de ponts démolis,
et de là-bas touchée, comme par le destin,
par le soleil couchant,
accusée, ouverte, éventrée —
la bourgade périrait tragiquement :

si soudain ne tombait et ne se répandait
dans la plaie, venue de l’heure la plus proche,
cette goutte de fraîcheur bleue
qui déjà mêle la nuit au soir,
de sorte que le feu que les lointains attisent
doucement, comme affranchi, s’éteint.

Calmes les portes et les arcs,
les nuages transparents ondulent
sur les fronts pâles des maisons
déjà gorgées d’obscurité;
mais soudain de la lune un rayon
a glissé, lumineux, comme si quelque part
un archange avait tiré son glaive.




Le chien

Là-haut l’image d’un monde valable
de regards incessamment se renouvelle.
Seule de temps à autre, une chose en secret
descend à ses côtés lorsqu’il se fraie

en cette image une voie, tout en bas,
différent, tel qu’il est; ni repoussé ni accepté,
et comme s’il doutait, offrant
son réel à l’image qu’il oublie,

sans cesser toutefois d’y tendre son visage,
presque suppliant, presque comprenant,
proche de l’accord et pourtant
renonçant : car alors il ne serait pas.




Approche…

Approche, dernière chose que je reconnaisse,

mal incurable dans l’étoffe de peau;

de même qu’en esprit j’ai brûlé, vois, je brûle
en toi;
le bois longtemps a refusé
de consentir aux flammes que tu couves,

à présent je te gave et brûle en toi.

Ma douceur de ce monde, quand tu fais rage,
devient rage infernale d’autre monde.

Naïvement pur d’avenir, je suis
monté sur le bûcher trouble de la douleur,

sûr de ne plus acheter d’avenir
pour ce cœur où la ressource était muette.

Suis-je encore, méconnaissable, ce qui brûle?

Je n’y traînerai pas de souvenirs.

O vie, ô vie: être dehors.
Et moi en flammes. Nul qui me connaisse