Biographie

« Lève les yeux, et regarde ce qui sort là. »

Zacharie 5:5

Cette histoire commence par la visite d’un musée niché sous des toits sédunois, dans lequel des horloges aux insaisissables mécanismes cohabitent avec des constructions absurdes, fines et poétiques. Tout y est : le lieu, les objets, et surtout, partout, l’esprit de leur créateur, Marcel Bétrisey. 

Ses idées prennent forme dans son atelier, où trônent de majestueuses machines récupérées et remises en état, au besoin fabriquées. Ici, tout est froid, solide, lourd. Les matériaux – bois, métal, verre, pierre, plastique – sont pliés, tournés, fraisés, brasés, sertis, coupés, limés. C’est au prix de cette lutte que les idées s’impriment dans la matière, qu’une trace reste, car Marcel aime ce qui dure. Ici naissent de délicates unions entre les matériaux, et entre des techniques aussi variées que la mécanique, l’électricité, l’hydraulique, la pneumatique, la programmation, l’optique, l’impression 3D et la physique. Le kitsch confine au sublime sous les doigts d’un créateur qui se joue des frontières entre les matières, les époques et les concepts. Transparaissent alors la valeur du travail manuel, la détermination, la précision des connaissances, un sens de la dérision et une pensée éclectique.

« Écoute au lieu de parler, mâche avant d’avaler. »

proverbe éthiopien.

À propos de son passé, Marcel se tait volontiers. Il rapporte toutefois des bribes à partir desquelles construire un récit. 

Au temps où le tri des déchets était inexistant, l’enfant qu’il était trouvait des trésors dans la décharge de son village. Les pièces récupérées lui permettaient de « tout » construire : du turbo de son vélomoteur – confisqué par la police – au système d’éclairage d’une discothèque sauvage. 

« N’importe qui peut réussir.

Échouer est un art. »

Il a été exclu de l’école avant la fin de sa scolarité obligatoire, qualifié au passage de « nul manuellement » (mais plutôt doué pour la littérature). Pendant son apprentissage d’électricien, il a « appris à apprendre » et acquis une certaine notion de l’ordre. Cela a été l’occasion de se mesurer à un patron droit et structurant, à l’égard duquel il garde une forme de reconnaissance, mais avec qui les rapports ont été compliqués. Comme le furent ceux avec les autres figures d’autorité durant une adolescence troublée. 

« Notre premier devoir est de nous tromper.

C’est notre liberté et notre richesse. »

Une longue période d’errance a suivi, sa « première vraie école ». « J’avais besoin de faire faux, c’est ma façon d’apprendre. D’autres apprennent différemment, par exemple en étudiant ; ce n’est pas mon cas. » Il a passé plusieurs années à user ses semelles et sa santé aux quatre coins du monde, poursuivant inlassablement des buts incertains dont l’un entraînait l’autre. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres principalement à pied et à vélo, après avoir traversé de très nombreux pays au destin politique plus ou moins tourmenté, après s’être exposé à toutes sortes de dangers, il a vu mourir l’illusion selon laquelle ailleurs serait mieux qu’ici. 

De retour en Suisse, pour échapper au chômage, il a ouvert un atelier de réparation mécanique dans la vieille ville de Sion. Ce premier atelier fut sa deuxième école. Un tournant dans son existence, aussi, car il s’est découvert un large éventail de compétences. Il était capable non seulement de redonner vie à un objet abîmé – en se représentant les gestes de son constructeur, en comprenant sa méthode, puis le fonctionnement de la machine et enfin la cause de la panne –, mais aussi de détourner des appareils (période dite « des lecteurs CD », fabriqués à partir d’une machine à coudre ou d’un hublot, entre autres choses), puis d’en concevoir entièrement (période « des pendules », encore en cours, qui mériterait un livre entier et sur laquelle beaucoup a déjà été dit ici).

« Réparer lave l’esprit », déclare-t-il. Il ajoute que son activité lui permet de se venger d’une époque où tout se jette. Mais bien d’autres choses l’animent. Marcel devient intarissable. Retenons son sens de la formule, sa simplicité, sa curiosité, son rapport au temps ainsi que son goût pour l’inconnu.

« Allez manger un bon repas et boire des liqueurs douces. » 

Néhémie 8:10

« La vie, c’est comme les dents-de-lion. 

Il y a ceux qui les ramassent et ceux qui les écoutent. »

Marcel porte un regard tendre sur l’humanité, dont il dédramatise les faiblesses en les traduisant en objets burlesques (l’Heure de rentrerl’Apéroscope et d’autres) qui reflètent l’absurdité et le côté dérisoire de notre quotidien. Créer, c’est sa façon de se libérer des défauts du monde en agissant, plutôt qu’en luttant contre eux. Par exemple, le Tortilleur illustre les logorrhées qui caractérisent le monde de l’art. Et comment mieux représenter le fonctionnement d’un cerveau dépendant qu’avec Demain j’arrête, cette balance au mouvement perpétuel, ou presque ? 

« J’aime les failles, ce qui ne fonctionne pas, la fragilité,

chez les gens comme chez les choses. »

En créant, il accomplit une mission que personne ne lui a confiée. Il sait où il va, convaincu de la justesse de sa démarche. Se délectant du processus de création et de la part de mystère qu’il comporte, il affectionne peu les objets finis, sauf s’ils sont utiles, comme ses outils. Il fait et défait inlassablement en réutilisant les pièces, créant des objets en forme de palimpsestes, les nouvelles versions remplaçant les anciennes. Il prend le temps de trouver des solutions simples à des problèmes complexes, se débarrassant du superflu, à la recherche de la fulgurance. Il exerce avec talent l’art d’assembler ce qui ne se ressemble pas. Les valeurs qui l’animent et sa vision de l’existence, loin de s’imposer bruyamment, se déposent, mine de rien, dans la matière. Il considère qu’il n’y a pas lieu de chercher une signification à sa démarche de création. Selon lui, ce qui peut être fait doit l’être, tout simplement. 

« Ce serait stupide d’avoir une idée et de ne pas la réaliser. 

Autant ne pas avoir d’idée. »

Sa production ne relève complètement ni de l’art, ni de l’artisanat, ni de la science, mais de tout cela à la fois. Est-il seulement de notre temps ? Son positionnement rappelle celui de certains chercheurs de la période romantique, à la fois scientifiques, artistes et philosophes, pour qui la science n’excluait pas l’émerveillement, l’inspiration, la poésie, et qui considéraient que le monde était source de mystère, que chaque question appelait une réponse passionnée. 

Autodidacte, il n’est confiné dans aucune chapelle, ce qui lui permet de cultiver son savoir-faire et de s’enrichir jour après jour de connaissances issues de la matière et de ses interactions avec elle. Il répond à ses propres questions par la production de pièces. Cette liberté, pour lui, implique d’« être juste », de ne pas mentir, de se dépouiller de ce qui l’empêche de se voir tel qu’il est. Une liberté qui donne la possibilité de dire non, de défaire ce qui a été fait, dans un refus radical de toute vanité. 

Anne Fournier

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